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COVID 20 pour COnstruction d'une VIsion Durable ?

Le Covid19 (COronaVirus Infectious Disease 2019) a fait irruption dans nos vies sans crier gare, nous imposant des réaménagements psychiques et comportementaux ressentis de façon plus ou moins violente par les un.es ou les autres.

Pour ma part, après une phase de sidération marquée par une quasi impossibilité à « penser » ce qui se passait, très vite accompagnée d'un envahissement émotionnel (angoisse de mort, refus total de pouvoir envisager l’Autre comme un potentiel danger...), j’ai peu à peu retrouvé mes capacités d’élaboration, et avec elles d’actions et de projection dans l’avenir. J’éprouve toujours une certaine résistance face à la "distanciation sociale", et face à la privation de certaines de mes libertés, mais j'ai repris le cours de mes activités... pas toutes... pas de la même façon... en consentant malgré tout, de plus ou moins bonne grâce, à respecter de nouvelles règles liées au confinement, me persuadant de leur caractère éphémère et nécessaire… 

Cette épreuve m'a amenée à réfléchir à cette situation inédite qui vient questionner à la fois le travail (son organisation, ses caractéristiques, son sens) et la santé… Comme justement mon champ d'intervention professionnel concerne la santé au travail... c'est au travers de ce prisme que ma réflexion s’est engagée…

Depuis l'annonce du confinement dans notre pays, il me semble avoir observé 2 phénomènes majeurs :

  • La mise en lumière de la centralité du travail dans nos vies : à la fois dans sa dimension utilitaire (le travail réalisé dans le cadre d'un emploi nous permet d’assurer notre subsistance ), mais aussi dans sa dimension d'étayage identitaire (en permettant de se situer au sein d'un groupe social, au gré des apprentissages, des expériences vécues, des épreuves rencontrées, il contribue à façonner la subjectivité)
  • La mise en lumière des fondamentaux du travail : l'engagement humain, la coopération, la mobilisation de l'intelligence individuelle et collective.

Développement du télétravail dans de nombreux secteurs d’activité, réorientation de certaines productions en un temps record pour répondre aux besoins vitaux, émergence de nouvelles formes de coopération et de solidarités… la crise sanitaire actuelle permet aussi de révéler l’ingéniosité qui peut se déployer collectivement au sein des organisations de travail quand c’est nécessaire (c'est à dire en permanence puisqu'un travail de pure exécution n'existe pas…)

En temps « ordinaire », cette ingéniosité est la plupart du temps cachée, invisible... Elle se déploie sur le terrain, en marge des prescriptions et des procédures formalisées, dans le fil de l’activité...

...Parce que cette intelligence pratique se met en œuvre justement pour pallier les impensés et les insuffisances des procès de travail formels.

Prenons simplement l'exemple des soignants, qui semblent aujourd'hui représenter une sorte de symbole de l'engagement au travail... et posons nous la question suivante : qu’est-ce qui permet à notre système de santé de tenir depuis des années en dépit d’un manque de moyens criant et de modalités d’organisation du travail de plus en plus soumises à des objectifs de rentabilité ?

C’est bien l’implication des femmes et des hommes qui sur le terrain composent, inventent, coopèrent pour trouver comment faire malgré tout du "bon boulot"… Tout ceci en dépit des contraintes et des injonctions parfois paradoxales auxquelles ils sont soumis et en dépit de la difficulté croissante de "jouer collectif " …

Bien sûr, ceci ne se fait pas sans dommages : certain.es tiennent… parfois (souvent?) en mettant en jeu leur santé psychique ou physique… d'autres n’y arrivent plus et sont contraints de se mettre en retrait pour se préserver et ne pas tomber littéralement… d'autres encore développent des stratégies de défenses virant parfois au cynisme et pouvant déboucher sur des situations de maltraitance ou de harcèlement… Il n'empêche que le travail se fait... sans que l'on sache toujours comment... sans que l'on veuille toujours savoir comment... parce que tant bien que mal, globalement, ça tient...

Aujourd’hui, c’est l’investissement des soignant.es, des personnels du secteur social et médico-social, de celles et ceux du secteur de la collecte et du traitements des déchets qui est mis à l’honneur, mais on verra d’autres « oublié.es » réapparaître en 1ère ligne dans les semaines et les mois qui viennent, et on pourra multiplier les exemples à l'envi : de l’enseignement en passant par la recherche, l’industrie sous toutes ses formes, les services, le tourisme, l’agriculture…

C’est finalement le travail réel, le travail vivant que cette crise vient remettre au 1er plan…

Dans tous les secteurs, à tous les niveaux, on se rend compte que c’est la volonté et la capacité à réfléchir et agir collectivement qui permet de s’adapter, d’innover, d’avancer malgré les imprévus et les obstacles… de faire en sorte que les résultats attendus du travail puissent être tenus. Et ceci s’appuie sur l’intelligence humaine, à la fois pratique et rusée, individuelle et collective.

Or, s’il y a une condition pour que cette intelligence puisse s’exprimer pleinement, c’est d’abord la confiance :

Confiance envers ses collègues : pour accepter de partager la façon dont on se débrouille de certaines situations, pour pouvoir mettre en débat ce qui paraît acceptable ou pas, renoncer à certaines pratiques au profit d’autres qui peuvent paraître plus efficientes, plus justes, plus éthiques…

Confiance dans la hiérarchie : pour s'autoriser à parler de la réalité du travail, il faut considérer que si on émet certaines demandes, si on rend visibles des dysfonctionnements, si on révèle certaines limites dans la façon dont le travail est organisé et coordonné, on sera écouté et entendu, parce qu’on poursuit des objectifs communs qui dépassent les seules attentes individuelles.

Confiance dans le bien-fondé de ce que l’on fait : c’est la question des valeurs, de l’authenticité, du sens… de la vision commune.

Or la confiance ne se décrète pas, ne s’impose pas, elle naît de l’expérience, du vécu… Elle se construit dans le temps…Tout au plus peut-on créer les conditions favorables à son développement…

Plus que jamais, il me semble que ce sont les organisations qui sont (ou deviendront) capables de favoriser cette confiance qui pourront sortir gagnantes de cette crise inédite…

Comment favoriser la confiance ? En travaillant sur le sens d’abord…

Travailler sur le sens ne se réduit pas uniquement à (re)définir le rôle et l’utilité de chacun.e au sein de chaque structure, cela porte aussi sur une réflexion plus globale sur la façon dont ce qui est produit (que ce soit un service, un soin, un produit technique, un bien agro-alimentaire…) s’insère dans un projet sociétal, sur la façon dont on pense un travail durable, promoteur de santé, sur la façon dont on valorise et dont on reconnaît la contribution de chacun.e à ce projet... Cela suppose évidemment que la réflexion soit menée avec celles et ceux qui font le travail à tous les niveaux pour intégrer ce à quoi ils ou elles se confrontent et accompagner les inévitables ajustements qui s'avèrent nécessaires sur la durée…

Pour tous les professionnel.les anonymes dont on ne parlera pas forcément, qui seront "mis.es en chômage partiel" pour certains, vraisemblablement privé.es d’emploi plus durablement pour d’autres, comme pour celles et ceux qui se sont investi.es comme jamais pour que tout ne s’écroule pas (au passage, cela concerne aussi bien les entrepreneur.es, artisans, professions libérales, dirigeant.es de PME, que les salarié.es de secteurs envers lesquels la critique fait parfois consensus, tant il peut être aisé de juger en « oubliant » de s’intéresser au travail réel… : secteur bancaire, assurances, fonction publique territoriale, justice, maintien de l’ordre… et il y en a bien d’autres…), c’est la façon d’aborder la suite qui importe : pour pouvoir continuer à vivre, il faut disposer de ressources suffisantes (au niveau matériel, physique, psychique) … Il faut pouvoir espérer pour s'engager…

Pour beaucoup, la priorité immédiate sera de trouver les moyens de subsister… de retourner travailler en disposant de la sécurité physique et psychique adéquate (ce qui ne veut pas dire grand chose en soi, l'acceptable dans ce domaine étant éminemment subjectif...). Ceci va bien entendu passer par la sécurisation des environnements de travail, même si on sait que le risque ne peut être totalement éliminé… mais pour que l'engagement tienne sur la durée, il faut que chacun.e puisse concevoir quels bénéfices il ou elle peut espérer tirer des efforts à réaliser et des risques encourus (une sorte de retour sur investissement...)

Plus largement, il faut pouvoir envisager collectivement un avenir meilleur, ce qui passe par la capacité à entrevoir un avenir tout court...

Finalement, l’épisode que nous vivons actuellement, c’est l’irruption du réel qui fait vaciller nos stratégies de défenses collectives basées sur le déni de notre vulnérabilité et de la fragilité de notre vie…

En psychologie, on considère que la défense joue un rôle ambigü : elle permet de maintenir hors de la conscience ce qui peut porter atteinte à l’intégrité de l’appareil psychique (on peut difficilement vivre en bon état de santé mentale si on pense à tout instant que l'on va mourir...) mais en contrepartie, la défense agit un peu comme un écran de fumée : en occultant une partie de la réalité, elle permet de conjurer la peur mais pas de penser à d'éventuels moyens de modifier cette réalité… Quand les éléments du réel parviennent à franchir cet écran de fumée, la défense est affaiblie...

L'irruption de cette pandémie mondiale nous confronte à la possibilité de notre extinction, au même titre que d'autres épisodes passés plus ou moins dramatiques, mais cette fois de façon plus brutale, plus globale, plus intense...

... Peut-être parce qu'elle a touché en priorité nos pays "développés" supposés disposer d'un modèle à toute épreuve... peut-être parce que notre mode de fonctionnement mondialisé en a exacerbé les effets nocifs... peut-être parce qu'elle intervient à une époque où d'autres catastrophes, liées entre autre au dérèglement climatique, surviennent de façon plus récurrente... Sûrement parce qu'elle vient entamer l'illusion de toute-puissance dans laquelle nous tentons de nous maintenir...

Comme par le passé, mais de façon aujourd'hui plus critique , il est vital de (re)trouver des raisons d’espérer en des jours différents, de croire en la possibilité d'un avenir durable : mobiliser l’énergie pour se mettre en action suppose d'avoir l’envie de s’investir, le désir de contribuer à une construction collective en dépit des épreuves que nous savons devoir endurer... Il faut que cela ait un sens, que l'on puisse se représenter les contreparties positives aux efforts qui seront consentis… et que l'on soit persuadé d'agir concrètement en ce sens...

Pour les organisations de travail, quelles qu’elles soient, publiques ou privées, grandes ou petites, communiquer sur des valeurs ne sera pas (plus) suffisant… Il va falloir trouver une congruence entre le discours et les actes...

... incarner réellement, et à tous les niveaux, les valeurs défendues dans les marques employeurs... savoir se remettre en questions, intégrer dans les projets d’entreprises les questions du développement durable, de la justice sociale, de l’équité de traitement, de la santé des salarié.es… savoir revaloriser certaines fonctions « de l’ombre », accepter de regarder le travail en face, avec celles et ceux qui le font...

Se souvenir, que dans l’entreprise, « une fonction », « un poste », ça n’existe pas en soi… Ce sont les êtres humains qui donnent vie à toute organisation de travail, en s’y impliquant totalement (à la fois physiquement, subjectivement, affectivement), en y engageant toute leur intelligence... on pourrait dire en s'y engageant « corps et âme »… c’est ce qu’on appelle le « travail vivant ».

Pour reconnaître et valoriser le travail réel, vivant, la démarche à entreprendre pour beaucoup d’organisations est d’envergure, difficile, et va nécessiter un travail de fonds et des efforts importants… Cette démarche n’est pas modélisable a priori, elle doit se façonner au cas par cas, en fonction des spécificités de chaque environnement de travail, et dépend de la volonté de tous et toutes d’y participer de manière sincère et authentique… ce qui suppose une Vision commune, co-construite pour être partagée… Pour asseoir cette vision, il est et il sera nécessaire de (re)définir certains enjeux et objectifs qui font consensus et qui pourraient servir de boussole commune…

De nombreuses structures se sont déjà engagées dans des réflexions et des démarches dites RSE, par conviction pour certaines, par obligation pour d’autres… de façon plus ou moins concertée ou transparente.

Il faut maintenant trouver les ressors pour faire en sorte que ces enjeux communs deviennent l’objet même des projets d’entreprise, qu'ils priment sur d’autres considérations plus prosaïques qui ne profitent qu’à quelques-uns .

Pour (re)donner au travail son essence et sa valeur productive dans une société durable, il faut le faire sortir de l’ombre, le rendre visible. Ceci nécessite la création de réels espaces de délibération au sein des organisations de travail pour débattre, réfléchir, co-construire et décider collectivement… Dans certains cas, il faudra peut-être passer par la mise en place de nouveaux modes de gouvernance... Tout cela ne peut pas se faire du jour au lendemain, surtout quand on n'y a pas été habitué (toujours la question de la confiance qui ne se décrète pas...) et peut passer par un accompagnement externe permettant de faciliter l'expression de cette intelligence individuelle et collective.

En tout état de cause, c'est grâce au travail que nous pourrons mobiliser l'intelligence collective et continuer à construire durablement.

Nous ne sommes pas dans un nouveau monde, nous ne sommes pas à un point de départ. Nous ne pouvons pas faire table rase du passé... il existe, qu'on le veuille ou non. Nous sommes dans un continuum qui nous invite, comme toujours, à avancer et à inventer en nous appuyant sur l'expérience pour faire face au réel.

N'oublions pas l'étymologie du terme crise (Krisis en grec : nécessité de discerner, de faire un choix).
Le COVID19 va perdurer, mais nous pouvons travailler sur la COnstruction d'une VIsion Durable 2020 ...      une sorte de COVID20