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Maladies psychiques liées au travail : les limites de la prévention

Article issu du dossier Les maladies psychiques liées au travail

Santé & Travail n° 097 – janvier 2017

Par Christian Torres, médecin du travail, Annie Deveaux, médecin du travail, et Anne Flottes, psychodynamicienne du travail

 

La prise en charge des pathologies psychiques liées au travail suppose de sortir des modèles de prévention classiques, inadaptés, et d’investiguer la complexité de l’activité déployée par les salariés. Car c’est là que se noue leur souffrance au travail.

 

Le travail a toujours suscité de la souffrance psychique. Mais depuis quelques décennies, les atteintes à la santé mentale d’origine professionnelle prennent de l’ampleur et de nouvelles formes, tout en étant explicitement attribuées à des transformations des organisations du travail.

La généralisation des exigences de rentabilité, de délai, de compétitivité entre et au sein des entreprises et des services, de polyvalence sans formation se traduit par de nouvelles formes d’intensification du travail, de concurrence entre salariés, et bouscule les représentations sur le sens de l’activité. Les corps, le rapport au travail et les relations sociales en souffrent.

Ces nouvelles pénibilités donnent lieu essentiellement à des troubles musculo-squelettiques et des pathologies psychiques.

L’étude de la littérature épidémiologique montre que la souffrance mentale liée au travail représente aujourd’hui un phénomène préoccupant, qui concernerait des fractions importantes de la population. Elle constitue l’un des principaux motifs de recours au réseau des consultations de pathologie professionnelle. Elle génère également de plus en plus de visites auprès de la médecine générale.

 

En matière de prévention, le terme de « risques psychosociaux » (RPS) est devenu la référence. Or il conduit à aborder la souffrance mentale selon les modèles de l’hygiène industrielle. La prévention des pathologies psychiques liées au travail est ainsi le plus souvent traitée suivant les mêmes modalités que les risques physico-chimiques.

 

Sortir de la logique du risque

 

Dans cette conception, le risque correspond à la probabilité que survienne une lésion de l’organisme lorsqu’un salarié est exposé à un danger. Par exemple, on peut évaluer le risque de développer une surdité lors d’une exposition à tel ou tel niveau de bruit.

Cette façon d’appréhender une atteinte à la santé sous la forme d’une relation de causalité directe est très partagée par le corps médical français. Le modèle pasteurien est demeuré une référence en matière de maladie et de prévention : un germe, une maladie, un vaccin !

Ce modèle danger-risque connaît rapidement des limites lorsqu’il s’agit de l’appliquer à la souffrance mentale au travail. Notamment concernant la prévention.

Dans la logique de ce modèle, on distingue la prévention primaire, en amont de la maladie (suppression du danger) ; la prévention secondaire (dépistage à un stade précoce) ; la prévention tertiaire (réduction des complications et des risques de récidive).

La prévention primaire est la plus efficace, c’est un principe énoncé dans le Code du travail. Elle impose que soit menée une évaluation des risques, qui va reposer sur une identification des dangers et une analyse détaillée des conditions d’exposition à ceux-ci. Mais quel est le danger à l’origine des pathologies psychiques, et comment le supprimer ?

Les analyses individuelles et collectives indiquent que ce sont les personnes les plus engagées dans un travail, avec un souci de qualité dudit travail, qui sont les plus susceptibles d’être affectées, voire de s’effondrer. Faut-il dès lors qu’elles s’investissent moins, ou ne se soucient plus de la qualité du travail ?

Ce modèle issu de l’hygiène industrielle empêche de fait de progresser dans la réflexion sur la prévention et la prise en charge des situations de souffrance psychique au travail.

Comprendre ces situations suppose de ne pas circonscrire le questionnement à l’évaluation d’hypothétiques « facteurs de risque ». Il s’agit d’abord et avant tout d’envisager toute la complexité de l’activité déployée par l’individu, afin de pouvoir identifier ce qui fait nécessité pour lui et l’articuler avec ce qu’exige son travail.

 

Pouvoir analyser son travail

 

Travailler ne consiste jamais seulement à appliquer des prescriptions, mais essentiellement à inventer des pratiques ingénieuses pour incarner ou contourner l’organisation prévue, pour ajuster les techniques à la variabilité du réel, pour chercher une utilité sociale toujours incertaine. Les difficultés de l’activité sont ainsi indissociablement sources potentielles de vitalité et/ou de pathologies.

 

Cette complexité de l’activité peut être abordée à partir des connaissances acquises dans le domaine de la physiologie de l’action. Une grande partie du fonctionnement du cerveau se déroule à un niveau inconscient. Il en est de même pour l’action.

Ce qui émerge à notre conscience concernant nos actions résulte des discordances entre nos intentions de départ – je vais faire ça – et le résultat de nos actions – j’ai fait ça -, avec un questionnement immédiat : comment ai-je fait cela et pourquoi comme ça ? Ce questionnement est aussi amené par les éventuels échecs de notre activité – pourquoi n’ai-je pas réussi à faire ça ? – ou par des critiques portées par autrui ou soi-même : je n’aurais pas dû faire cela comme ça… Voire par des émotions : pourquoi ressens-je cela quand je fais ça ?

 

Les interrogations suscitées par cette trace consciente vont connaître une issue heureuse ou malheureuse.

Lorsque le travail ou son organisation l’autorisent, le questionnement du sujet sur son activité rend intelligible à ses yeux cet écart entre action voulue et action constatée. Cette réflexion lui permet de se désigner comme l’auteur de l’action et, en conséquence, de se développer à partir de cette nouvelle expérience. A défaut d’une possibilité réflexive, l’activité peut rester étrangère à la personne qui la réalise. La persistance ou la répétition dans le temps de ce schéma peut conduire à une altération de l’estime de soi et à l’émergence d’émotions négatives qui induiront des désordres psychosomatiques.

 

Concernant la souffrance mentale au travail, les examens réalisés par les médecins du travail ne peuvent donc se résumer à la surveillance de risques professionnels. Les visites médicales devraient servir de lieux d’écoute et d’élaboration, permettant aux salariés d’établir des liens entre les dilemmes posés par leur activité et leurs symptômes ou pathologies. Toute activité de travail est en soi porteuse d’un risque de souffrance pour les travailleurs, qui demeurent des êtres « biopsychosociaux ». Prétendre prévenir les RPS n’a ainsi guère de sens.

 

Construire au quotidien

 

Si toutes les situations de travail ne sont pas délétères, les conditions favorables à la santé des salariés se construisent au quotidien pour et par ces derniers, au travail.

Elles ne relèvent pas seulement de l’organisation, mais plus largement des ressorts de la mobilisation individuelle et collective.

Tant que l’activité de travail fonctionne « normalement », cette dynamique vitale reste inconnue des travailleurs eux-mêmes. Lorsqu’elle devient durablement délétère, seule une démarche d’analyse peut permettre de comprendre et réorienter l’activité individuelle et collective.

Cette démarche suppose de prendre en compte l’intrication des contraintes techniques, des conflits d’intérêts, des rapports sociaux et des ambivalences subjectives. Mission impossible ? Comme tout travail humain…

 

 

Pour aller plus loin, consulter le dossier complet du magazine Santé & Travail  : Les maladies psychiques liées au travail.